À la mi-mars (à quelques jours de différence par province), le monde du spectacle du Canada était secoué d’un séisme. Dans les faits, c’est exactement l’inverse qui se déroulait. Pour répondre à la crise sanitaire, les rassemblements étaient formellement interdits. Les salles, grandes comme petites, étaient plongées dans un silence qui jure avec l’animation qui caractérise normalement leur bar, entre deux chansons, plusieurs soirs par semaine.
Un milieu ébranlé
Le Canada n’est pas une exception. Partout dans le monde, des mesures radicales sont prises. D’ailleurs, Dave Brooks publiait un article très pertinent sur le marché du spectacle américain dans Billboard le 26 mars dernier. Bien que certaines des conséquences de ce qui se passe aux États-Unis risquent d’avoir des répercussions de ce côté-ci de la frontière, le marché canadien possède aussi ses spécificités. Les plus grands organismes comme evenko et LiveNation auront certainement de gros défis auxquels faire face lors de la reprise. Le premier est l’organisme derrière les Francos et le Festival International de Jazz de Montréal, deux événements majeurs au Québec. Les Francos sont particulièrement importantes pour la francophonie pancanadienne qui peut y rayonner devant un large public. Cette année, cette possibilité risque d’être compromise par les mesures sanitaires. Seul le temps nous le dira.
Quand on remonte la chaîne de la diffusion, on commence à s’inquiéter pour les lieux alternatifs. Les bars-spectacles sont la pierre d’assise de l’offre musicale à travers le pays. Les plus récentes mesures économiques du gouvernement canadien (ce texte est écrit le 1er avril, et non ce n’est pas un poisson !) excluent les établissements qui génèrent plus de 50 % de leur chiffre d’affaires en vente d’alcool du prêt sans intérêt de la BDC. On peut y demander un emprunt maximal de 40 000 $. Pour bien des PME, c’est une bouffée d’air frais, mais pour les bars-spectacles, leur exclusion est presque une condamnation à mort. Soyons clairs, ce n’est pas à faire des spectacles avec des « door deals » à 10 $ qu’on fait un immense chiffre d’affaires. Ces endroits se reprennent sur l’alcool pour assurer les salaires des employés et laissent la bonne part de l’argent fait en vente de billets à la porte aux artistes. Ceci est le cas de nombreuses salles à travers le pays. Comme le dit Joël David Fowler, le propriétaire du Pink Flamingos à Moncton : « Tout le personnel a dû être renvoyé. Nous avons fait les relevés d’emplois pour qu’ils puissent se prémunir de l’aide du gouvernement fédéral. On a fait le tout aussi vite qu’on le pouvait. C’était totalement brise-cœur. Il y a en quelques-uns que c’est leur gagne-pain secondaire, mais j’ai des travailleurs dont c’était l’emploi principal. »
La situation n’est guère plus lumineuse du côté des salles de concerts privés. Contrairement aux bars-spectacles, celles-ci sont ouvertes seulement lorsque des concerts y sont présentés. Bien que leur revenu principal ne provienne pas de la vente d’alcool, mais de la billetterie, leur situation n’est pas moins précaire. Michel Sabourin du Club Soda rappelle que cette précarité vient de la nature même de l’entreprise : « C’est un cas particulier. Les magasins vont sans doute pouvoir ouvrir en premier. Eux, ils ont leur inventaire. Ils ont perdu des loyers, des dépenses, mais ce ne sera jamais aussi élevé qu’une salle de spectacle qui est un édifice ultraspécialisé. Une entreprise culturelle c’est plus fragile que n’importe quel type d’entreprise. Ton produit, il est presque virtuel. C’est un billet pour un spectacle dans trois mois. Ce n’est pas tangible. Ce n’est pas un inventaire que tu peux évaluer. »
Le Club Soda n’est pas seul dans sa situation. À Montréal, on dénombre de nombreuses salles qui sont dans la même situation : le MTELUS, le Théâtre Corona, l’Astral, Le cabaret La Tulipe, Le National, l’Olympia et bien d’autres.
La communauté, un rempart ?
Stéphane Gauthier, le directeur général et culturel du Carrefour francophone de Sudbury qui opère notamment La Slague, croit que c’est la communauté qui va s’assurer de la survie des endroits clés culturels. Il donne l’exemple de la Towne House Tavern à Sudbury : « C’est la seule place qui fait des shows 365 jours par année. Ça va fesser fort, mais il n’y a pas de compétition et c’est une institution ici. Le propriétaire a probablement tout payé maintenant. Il ne doit pas être financé jusqu’au cou. »
La communauté s’exprime aussi à travers les liens entre les lieux de diffusion. À Montréal, Michel Sabourin parle régulièrement avec les autres salles de spectacle privées pour faire front commun dans les revendications qui devront possiblement être mises de l’avant pour assurer leur survie, surtout si la crise s’étend dans le temps. Même son de cloche du côté de Moncton où Joël David Fowler discute régulièrement avec d’autres salles touchées comme le Hell’s Basement et le Laundromat Espresso Bar. Fowler croit aussi que la population sera un bon rempart pour l’après-confinement : « Moncton est une plus petite ville et je crois que la communauté va vouloir aider les petites entreprises locales. C’était déjà comme ça avant la crise, je pense que ce sera une occasion d’être encore plus lié après. »
Et après la tempête ?
Stéphane Gauthier croit que les fonds de secours sans précédent mis de l’avant au Canada vont pouvoir garder une partie de l’industrie en vie, notamment les artistes et les employés qui auraient été mis temporairement à pied. C’est la reprise qui pose beaucoup de questions : « On est dans la logistique et la souplesse pour annuler et déplacer le moins d’événements, sachant que tout le monde va se lancer sur les calendriers d’automne. » Même son de cloche du côté du Club Soda qui pense que les dates de l’automne risquent d’être chargées.
Un autre changement qui risque de s’opérer est en arrière-scène. Gauthier nous parle des contrats qui seront appelés à s’adapter : « les contrats ne sont pas uniformes. Dans certains cas, il y a des artistes qui sont perdants et dans d’autres ce sont les diffuseurs. Je crois que cela va changer. » Une certaine normalisation des clauses en cas d’annulations pour force majeure devrait se retrouver dans les contrats pour protéger à la fois les salles et les artistes.
Et le public ?
Est-ce que le public sera au rendez-vous ? Du côté de Michel Sabourin ce qu’il observe c’est « qu’il y a des concerts qui sont repoussés en septembre. La majorité des acheteurs gardent leurs billets. Est-ce que c’est signe que les gens vont vouloir sortir dans les salles de spectacles et faire autre chose que regarder par la fenêtre ? Peut-être. »
Pour Stéphane Gauthier, c’est notre mode de fonctionnement que nous allons devoir revoir au complet. « On fait partie du problème. Avec la mondialisation, on se pose des questions sur notre responsabilité écologique. La crise actuelle amplifie la problématique et rend la réflexion plus aigüe. Nous devons nous poser des questions sur la consommation dans le milieu de l’événementiel et notre façon de mettre en marché cette consommation. » Il ne pense pas pour autant qu’il faut réduire le nombre de spectacles, puisqu’il y a encore beaucoup de public qu’ils ne rejoignent pas. Mais est-ce qu’on peut mieux faire de l’événementiel ? Certainement.
Il n’y a pas de doute, des chamboulements auront lieu dans le milieu de l’événementiel et du spectacle à la sortie de cette crise. Pour le moment, tout le monde se pose des questions capitales. Est-ce que le public sera au rendez-vous à la sortie ? Qui aura pu passer à travers la crise en évitant que les dépenses encourues n’aient créé un gouffre financier insurmontable ?
Le milieu du spectacle, comme le reste, sera amené à évoluer à travers cette crise. L’industrie qui en émergera sera plus forte, plus résiliente et certainement mieux outillée pour passer à travers les tempêtes qui ébranlent la communauté culturelle.